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    Pourquoi et comment réformer l’impôt d’après la dépense tout en le conservant

    Par

    Philippe Kenel, docteur en droit, avocat à Genève et à Lausanne

    Suite à la décision du peuple zurichois de supprimer l’impôt d’après la dépense, appelé également impôt à forfait, dans le canton de Zurich, et vu notamment les nombreuses réactions que ce vote a suscité, il y a lieu de se demander si cette forme d’imposition doit être maintenue, si elle doit être réformée et si oui, comment.

    La promotion économique d’un Etat a deux cibles : les entreprises et les personnes privées fortunées. Il est particulièrement intéressant pour un Etat qu’une personne fortunée transfère son domicile sur son territoire pour les raisons suivantes : en acquérant un domicile fiscal dans cet Etat, la personne fortunée y paiera ses impôts directs ; si cet individu décède alors qu’il est domicilié dans cet Etat, ses héritiers y paieront l’impôt sur les successions ; de manière générale, une personne fortunée aura tendance à avoir un niveau de dépenses relativement élevé à son lieu de domicile (acquisition d’un bien immobilier, achat de voitures, frais de restaurants, personnel de maison, recours aux services locaux dont les services bancaires, etc.) ; le contribuable y paiera tous les impôts indirects (par exemple, la TVA) liés à ses dépenses. Par ailleurs, de nombreuses personnes fortunées soutiennent soit directement, soit par le biais d’une fondation les activités culturelles ou de bienfaisance actives sur leur lieu de domicile.

    Lorsqu’une personne fortunée décide de se délocaliser pour des raisons fiscales, elle recherche un Etat lui permettant de diminuer ses impôts sur la fortune et sur les revenus de sa fortune ainsi que l’impôt sur les successions. De nombreux Etats se sont spécialisés dans cette forme de promotion économique. Parmi les principaux pays européens concernés, il y a lieu de citer la Belgique, la Grande-Bretagne, le Grand-Duché de Luxembourg et la Principauté de Monaco. La Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg ne connaissent pas d’impôt sur la fortune et taxent de manière modérée, non progressive et libératoire, les revenus de la fortune. Le taux de l’impôt sur les successions est modéré au Grand-Duché de Luxembourg et élevé en Belgique. Néanmoins, dans cet Etat, un contribuable peut échapper en toute légalité à l’impôt sur les successions en faisant de son vivant des donations. La Grande-Bretagne connaît un système réservé aux personnes étrangères qualifiées de « resident, non domicilied ». En vertu de ce statut, le contribuable est imposable uniquement sur ses revenus de source anglaise et sur sa fortune sise en Grande-Bretagne. Quant au droit de succession, il ne porte que sur les actifs britanniques. Le système monégasque est sans conteste le plus simple dans la mesure où il y a dans la Principauté de Monaco ni impôt sur le revenu, ni impôt sur la fortune, ni impôt sur les successions.

    Depuis de très nombreuses années, un certain nombre de cantons, essentiellement romands, ont remplacé les impôts sur la fortune et sur le revenu des ressortissants étrangers n’exerçant pas d’activité lucrative en Suisse par un impôt calculé sur la dépense. Ce système prévu, sur le plan fédéral, à l’article 14 de la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct (LIFD) a été généralisé à l’échelon cantonal par la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID). En vertu de cette loi, les cantons ont l’obligation de prévoir dans leur législation l’impôt d’après la dépense pour la première année de résidence des personnes qui en satisfont les conditions. En revanche, les cantons sont libres de supprimer cette forme d’imposition après la première année de résidence. C’est en vertu de cette liberté, que le peuple zurichois a supprimé l’imposition d’après la dépense alors que le législateur cantonal l’avait introduite à l’époque.

    Cette forme d’imposition est très intéressante pour la Suisse, et plus particulièrement pour les cantons de Genève, Vaud et Valais dans la mesure où les forfaitaires paient plus de 400 millions à titre d’impôt d’après la dépense et dépensent plus de 1 milliard de francs. Il sied de préciser qu’en plus des 400 millions de francs précités, les héritiers des forfaitaires paient des montants très importants à titre d’impôt sur les successions. Vu le montant des dépenses effectuées par cette catégorie de contribuables, il est primordial que les milieux économiques qui en bénéficient, je pense notamment aux milieux bancaire, de la restauration et de la construction, se mobilisent pour défendre l’impôt à forfait. Par ailleurs, à l’heure où les rentrées fiscales des cantons et de la Confédération fondent comme neige au soleil en raison de la crise économique, il sied de souligner que, dans la mesure où l’impôt à forfait n’est pas calculé d’après la fortune et les revenus de celle-ci, le contribuable continue à payer le même montant d’impôt même si sa fortune et ses revenus ont diminué. Il s’agit en quelque sorte de revenus fixes pour l’Etat ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas négligeable !

    Grâce à cette forme d’imposition, le forfaitaire paie un montant d’impôt inférieur à celui qu’il payait dans l’Etat qu’il a décidé de quitter. Néanmoins, le système suisse revêt deux inconvénients majeurs par rapport à ceux que connaissent la Belgique, la Grande-Bretagne, le Grand-Duché de Luxembourg ou la Principauté de Monaco. D’une part, le contribuable imposé à forfait n’a pas le droit d’exercer une activité lucrative en Suisse ce qui le prive d’une source de revenus qu’il aurait pu conserver en se délocalisant ailleurs. En second lieu, vu les pratiques des administrations fiscales cantonales, les forfaitaires paient en Suisse un impôt qui est souvent plus élevé que celui qu’ils auraient payé dans un des Etats concurrents.

    Pour conclure la première partie de ma contribution, je tiens à tordre le cou à trois idées reçues. Premièrement, l’imposition d’après la dépense ne crée pas une inégalité entre les forfaitaires et les autres contribuables. En effet, l’édifice de l’imposition d’après la dépense repose sur le fait que les forfaitaires n’ont pas le droit d’exercer une activité lucrative en Suisse. Or, les ressortissants suisses fortunés sont libres de travailler dans notre pays. Leur situation n’est tout simplement pas comparable. Deuxièmement, l’imposition d’après la dépense est totalement eurocompatible. Il est exclu que la Commission européenne ait une quelconque prétention en matière d’imposition des personnes physiques dans le cadre des relations bilatérales avec la Suisse dans la mesure où l’Union Européenne n’est tout simplement pas compétente en la matière. Preuve en est le fait que les principaux concurrents de la Suisse sont tous membres de l’Union Européenne. Troisièmement, d’aucuns affirment que les ressortissants étrangers se rendront de toute façon dans notre pays en raison de ses multiples charmes peu importe ou non l’existence de l’imposition à forfait. Loin de moi de considérer que les facteurs tels la qualité de la vie, la sécurité etc. ne rentrent pas en considération pour le choix final d’une délocalisation. En revanche, ces facteurs entrent en considération uniquement si la Suisse fait partie de la « short list » des pays intéressants fiscalement. Par exemple, un Parisien décidera peut-être d’aller vivre à Bruxelles plutôt qu’à Genève parce que Bruxelles est à 1h20 en train de Paris. En revanche, si la Belgique ne figurait plus sur la short list, Bruxelles n’entrerait plus en considération peu importe la rapidité du train reliant les deux villes.

    L’impôt d’après la dépense est un magnifique outil de promotion économique eurocompatible qu’il est essentiel de conserver.

    Pourquoi et comment réformer l’imposition d’après la dépense ?

    Tout outil de promotion économique est le fruit d’un équilibre entre le fait qu’il doit apporter des avantages à la personne qui en bénéficie, sans quoi il n’est pas utile, et le fait qu’il doit être accepté par la population de l’Etat concerné. Or, autant je suis convaincu que le peuple suisse ne souhaite pas voir les célébrités et les personnes fortunées vivant dans notre pays le quitter, autant je suis convaincu au vu des résultats de la votation zurichoise et des nombreuses réactions qui s’en sont suivies qu’il n’est pas suffisant de continuer à affirmer que les forfaitaires apportent plusieurs centaines de millions aux caisses cantonales et fédérale, mais qu’une réforme s’impose.

    Les principaux reproches adressés par les opposants à ce système sont l’inégalité des pratiques cantonales, son manque de transparence et le fait que le montant payé par certains contribuables est trop faible. A cela, il faut ajouter la critique idéologique adressée par certains en vertu de laquelle la promotion économique destinée à attirer des personnes fortunées en Suisse est en tant que telle condamnable. Les réformes proposées ci-dessous n’ont pas comme objectif de convaincre les idéologues mentionnés en dernier lieu pour qui la seule solution consisterait à ce que le monde entier ait le même système fiscal  et qui, par conséquent, voient comme seule solution l’abolition de l’imposition d’après la dépense. En revanche, elles tendent à rallier à ce système les centristes de droite ou de gauche qui sur le fond, peut-être pour des raisons pragmatiques, le défendent,  mais souhaitent un certain nombre de corrections.

  • L’impôt à forfait existe à la fois sur le plan fédéral et au niveau cantonal. Par conséquent, les réformes doivent être entreprises à la fois dans la législation fédérale pour harmoniser le système et sur le plan cantonal pour contrôler que les conditions liées à l’imposition à forfait sont respectées de même qu’en matière de droit des successions. Actuellement, une menace de suppression du forfait existe au niveau du parlement fédéral. En effet, ce système d’imposition est essentiellement un outil de promotion économique romand qui, comme l’a démontré le vote zurichois, concerne que peu les Alémaniques. Néanmoins, il est fondamental que les parlementaires romands expliquent clairement à leurs homologues alémaniques que l’impôt d’après la dépense est moins utilisé par les ressortissants étrangers en Suisse allemande, non pas parce que moins de personnes fortunées étrangères prennent domicile dans cette partie du pays, mais parce que leur système fiscal, notamment l’absence d’impôt sur la fortune dans certains cantons, est tellement avantageux pour les personnes fortunées que les ressortissants étrangers ont souvent intérêt à s’installer dans un canton alémanique en étant imposés non pas d’après la dépense, mais selon le système ordinaire. En supprimant l’impôt d’après la dépense, la Suisse allemande garderait son attractivité, alors que la Suisse romande la perdrait.

    Quelles sont les réformes proposées ? Afin d’éviter non seulement une disparité trop importante entre les cantons, mais surtout que l’image de l’impôt d’après la dépense soit ternie par quelques cantons acceptants des forfaits trop bas, il est nécessaire que le montant minimum des dépenses sur lequel le contribuable est imposé figurent dans un texte fédéral. Il va de soit que les cantons seront libres de fixer en pratique ce minimum à un échelon supérieur. Afin de ne pas pénaliser les cantons périphériques, j’estime que ce montant minimum devrait être de l’ordre de 300'000.- francs. Cette règle devrait figurer non pas dans une loi, mais dans une ordonnance, ce qui permettrait de modifier ce montant en fonction des circonstances. Les textes qui me paraissent les plus appropriés sont l’Ordonnance du Conseil fédéral du 9 mars 2001 sur l’application de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs dans les rapports intercantonaux et l’Ordonnance du Conseil fédéral du 15 mars 1993 sur l’imposition d’après la dépense en matière d’impôt fédéral direct. L’introduction de ce montant plancher pose le problème du statut des forfaitaires déjà installés en Suisse au bénéfice d’un forfait plus avantageux. Afin de leur laisser un laps de temps suffisant, soit pour accepter une augmentation de leur forfait, soit pour passer au système de taxation ordinaire, soit pour quitter la Suisse, il me parait équitable de leur accorder une période transitoire de deux ans. Après cette date, sans décision autre de leur part, le montant de leur base imposable sera augmenté à 300'000.- francs. Cette mesure aurait non seulement comme effet d’harmoniser les pratiques cantonales, mais également d’augmenter le montant des impôts payés par les forfaitaires, et par conséquent, d’améliorer les finances fédérale et cantonales. Je suis personnellement opposé à la solution consistant à ce que le montant minimum de la base imposable ne soit plus calculé sur le quintuple de la valeur locative du logement du contribuable, mais sur la valeur locative fois vingt. En effet, vu que le prix des biens immobiliers, et par conséquent la valeur locative des immeubles, sont très différents selon les cantons, l’introduction d’une telle règle aurait comme effet d’accroitre de manière considérable les disparités cantonales en matière d’imposition forfaitaire, ce qui est exactement le contraire du but recherché.

    En second lieu, affirmer que le système de l’imposition à forfait manque de transparence est erroné dans la mesure où les règles de calcul sont claires. En effet, l’administration fiscale cantonale prend en considération pour fixer le montant de la base imposable les dépenses du contribuable qui ne doivent pas être inférieures au quintuple de la valeur locative du bien immobilier loué ou acheté par le contribuable lui servant de résidence principale. Néanmoins, afin d’accroitre cette transparence, non seulement au niveau de la méthode de calcul, mais également concernant la connaissance de la situation économique et financière du contribuable, il serait judicieux que par le biais soit d’une circulaire de l’Administration fédérale des contributions, soit d’une directive de la Conférence des directeurs cantonaux des finances, les cantons aient l’obligation de demander au contribuable une liste concrète de ses dépenses ainsi qu’un état de sa fortune, comme cela se pratique déjà dans le canton de Genève.

    Le fait que les forfaitaires n’aient pas le droit d’avoir une activité lucrative en Suisse est la pierre angulaire du système. Le respect de cette condition fait l’objet de contrôles stricts dans les cantons connaissant de longue date l’impôt d’après la dépense. En revanche, il résulte des informations fournies dans le cadre de la votation zurichoise, que ce degré de contrôle n’est pas le même dans tous les cantons. Il sied par conséquent d’exiger des autorités cantonales qu’elles contrôlent de manière scrupuleuse le respect de cette condition, la conséquence étant qu’un forfaitaire exerçant une activité lucrative dans notre pays perd automatiquement son droit à payer l’impôt d’après la dépense.

    Reste enfin la délicate question de l’impôt sur les successions qui est uniquement de compétence cantonale. À ce jour, il existe trois types de systèmes dans les cantons : soit les héritiers du forfaitaire paient les mêmes impôts que les héritiers d’une personne imposée au rôle ordinaire, soit les premiers cités paient un impôt supérieur, soit ils sont taxés de manière inférieure. La Suisse romande connaît deux exemples diamétralement opposés. Dans le canton de Vaud, le taux d’imposition des successions de personnes n’ayant jamais exercé d’activité lucrative en Suisse est la moitié de celui pratiqué pour les autres contribuables. En revanche, dans le canton de Genève, alors que l’impôt sur les successions entre conjoint survivant et en ligne directe a été supprimé pour les successions de personnes imposées au rôle ordinaire, il a été maintenu à un taux maximum de 6% pour les héritiers des contribuables imposés à forfait. Personnellement, je pense que Madame Martine Brunschwig Graf, grande défenderesse s’il en est de l’imposition à forfait, a fait preuve d’une remarquable intelligence en prévoyant cette règle. Il appartient à chaque canton de décider le système qu’il souhaite adopter. Je me bornerai à observer que le système introduit par Madame Brunschwig Graf a eu comme effet de renforcer et de légitimer le système de l’impôt d’après la dépense, que je n’ai jamais connu de forfaitaire quittant le canton de Genève pour cette raison et que le taux de cet impôt ne choque nullement les forfaitaires qui sont habitués à des taux beaucoup plus élevés dans leurs pays d’origine. Même si certains de mes amis forfaitaires m’en voudront de faire une telle proposition, je pense que si cela pouvait permettre de rétablir le calme dans le canton de Vaud, il serait opportun que la parité soit rétablie en matière de droit de succession entre les héritiers de forfaitaires et ceux de personnes imposées au taux ordinaire.

    La Grande-Bretagne a connu au début de l’année 2008 une crise à propos du statut des « resident non domiciled » relativement semblable à celle que connaît la Suisse actuellement à propos de l’impôt d’après la dépense. Elle a opté pour une solution qui peut se résumer à l’augmentation des impôts de cette catégorie de contribuables après un certain nombre d’années. La Suisse doit conserver l’impôt d’après la dépense, car il s’agit d’un merveilleux outil eurocompatible de promotion économique. En revanche, elle doit le réformer pour qu’il soit accepté par la majorité de la population et pour qu’il offre une image de pérennité et de sécurité pour les personnes fortunées étrangères qui ont choisi ou qui choisiront de s’établir en Suisse. Il me parait opportun que l’initiative de ses réformes soit prise par les partisans de l’imposition à forfait. Il faut parfois savoir proposer l’inévitable !