•  

    La France peut-elle exclure unilatéralement du champ d’application de la convention franco-suisse les personnes imposées d’après la dépense ?

    par

     

    Philippe Kenel, docteur en droit, avocat, Python & Peter

     

    Jérôme Queyroux, avocat associé CMS Bureau Francis Lefebvre Lyon

    1. Introduction

    En date du 26 décembre 2012, la Direction générale publique des finances françaises a décidé unilatéralement qu’à partir du 1er janvier 2013 les personnes imposées d’après la dépense en Suisse ne pourraient plus, même si elles paient un « forfait majoré », bénéficier de la Convention du 9 septembre 1966 en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (ci-après : CDI revenu/fortune).

    En qualité d’avocats suisse et français, tous deux spécialisés en matière de planification fiscale, patrimoniale et successorale, nous avons décidé de confronter nos points de vue sur cette question. La problématique a été étudiée sous l’angle suisse par Philippe Kenel (II) et selon le droit français par Jérôme Queyroux (III).

    Avant d’exposer de manière successive nos positions, il importe de faire un bref rappel de la problématique.

    L’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune stipule ce qui suit :

    « N’est pas considérée comme résident d’un Etat contractant au sens du présent article :

    1. […]
    2. Une personne physique qui n’est imposable dans cet Etat que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de cet Etat. »

    Selon une circulaire du 29 février 1968 adressée par l’Administration fédérale des contributions aux administrations cantonales des contributions, des entretiens ont eu lieu entre les administrations fiscales suisses et françaises dans le cadre d’une procédure amiable régie par l’article 27 de la CDI revenu/fortune concernant l’application de l’article 4 par. 6 lit. b de la convention aux personnes imposées d’après la dépense en Suisse. L’Administration fédérale des contributions écrit que les administrations suisse et française ont convenu ce qui suit :

    « Une Personne assujettie à l’impôt à forfait en Suisse (art. 18 bis AIN et les dispositions semblables du droit cantonal) à la qualité de résident de Suisse au sens de l’article 4 de la convention

    1. si la base d’imposition fédérale, cantonale et communale, est supérieure à cinq fois la valeur locative de l’habitation du contribuable ou à une fois et demi le prix de pension qu’il paie, et
    2. si la base d’imposition cantonale et communale ne s’écarte pas notablement de celle qui est déterminante pour l’impôt fédéral direct (IFD) ladite base cantonale et communale devant, en tout état de cause, être égale ou supérieure aux éléments du revenu du contribuable qui proviennent de Suisse et de France, pour les revenus de source française, lorsqu’ils sont privilégiés par la convention (notamment dividendes, intérêts, redevances de licences) ».

    En pratique, cet accord a donné naissance à ce que l’on appelle le « forfait majoré ». En d’autres termes, si le contribuable imposé d’après la dépense accepte que le montant sur lequel il est imposé soit majoré de 30% environ, les autorités fiscales françaises considèrent qu’il est domicilié fiscalement en Suisse au sens de la CDI revenu/fortune. En réalité, les autorités suisses ont accepté, en dérogation à l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune que, seules les personnes imposées d’après la dépense s’acquittant d’un « forfait majoré » puissent bénéficier de la convention.

    Le 12 septembre 2012, la base française BOFIP-Impôts (Bulletin officiel des finances publiques – impôts) n’a pas repris le contenu de l’accord conclu entre les autorités fiscales françaises et helvétiques prévoyant le système du « forfait majoré ».

    Le 26 décembre 2012, la Direction générale des finances publiques françaises a expressément prévu que cet accord ne s’appliquait plus à partir du 1er janvier 2013.

    Le chiffre 70 des règles d’interprétation relatives au champ d’application de la CDI revenu/fortune de la Direction générale des finances publiques françaises dans sa version du 26 décembre 2012 prévoit ce qui suit :

    « Cette disposition concerne les personnes qui, bien qu’ayant la qualité de résident de l’un ou de l’autre Etat, au sens des critères généraux définis ci-avant, ne se trouvent imposées, dans cet Etat, que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elles y possèdent.

    Du côté français, se trouvent ainsi exclues du bénéfice de la convention les personnes imposées en application de l’article 164 C du code général des impôts (CGI), sur la base forfaitaire prévue audit article aussi bien que sur le total de leurs revenus de source française.

    Du côté suisse, ne peuvent bénéficier de la convention, les personnes qui se trouvent soumises à l’impôt fédéral direct sur une base forfaitaire déterminée à partir du montant du loyer ou de la valeur locative de leur appartement ou du prix de pension (art. 18 bis de l’arrêté du Conseil fédéral du 9 décembre 1940 et art. 1er de l’ordonnance du Département fédéral des finances et des douanes du 15 octobre 1958) ainsi que celles qui sont assujetties à l’impôt cantonal sur une base forfaitaire analogue, même lorsqu’elles sont soumises à l’impôt fédéral d’après le montant réel de leurs revenus.

    La tolérance de 1972 prévue par la DB 14 B-2211 n°7 mise à jour le 10 décembre 1972 n’ayant pas été reprise par la base BOFIP-Impôts est rapportée à compter du 12 septembre 2012, date d’ouverture de la base, conformément à l’instruction 13 A-2-12 du 7 septembre 2012. Toutefois, il est admis que cette tolérance continue à s’appliquer jusqu’aux revenus de l’année 2012 incluse. »

    1. La décision des autorités fiscales françaises vue sous l’angle suisse
    1. De la validité juridique de la décision de l’Administration fiscale française

     

    La première question qui se pose est de déterminer si la France a le droit de mettre fin de manière unilatérale à une décision prise dans le cadre d’une procédure amiable. Bien que cette question fasse l’objet de certains conflits dans la doctrine[1], l’OCDE précise clairement dans son Commentaire du Modèle de convention OCDE[2] que « les accords amiables réglant des difficultés générales d’interprétation ou d’application lient les administrations aussi longtemps que les autorités compétentes ne conviennent pas de modifier ou d’abroger l’accord amiable ». Par conséquent, selon l’OCDE, les autorités fiscales ne sont pas en droit de mettre fin de manière unilatérale à l’accord relatif au « forfait majoré ».

    1. Du contenu de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune

    Cependant, si, contrairement à la position exprimée ci-dessus, l’on devait admettre que les autorités fiscales françaises sont en droit de mettre fin unilatéralement à l’accord conclu dans le cadre de la procédure amiable, la conséquence serait qu’il y a lieu d’appliquer à la lettre l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune.

    Par conséquent, il y a lieu d’étudier quel est le contenu exact de cette disposition. Il résulte clairement pour les deux raisons présentées ci-dessous que cette disposition ne vise absolument pas les bénéficiaires de l’impôt d’après la dépense.

    1. En premier lieu, il faut se référer au texte même de l’article 4 par. 6 lit. b qui exclut du champ d’application de la convention la personne « qui n’est imposable dans cet Etat que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de cet Etat ». Or, une personne imposée d’après la dépense en Suisse conformément à l’article 14 de la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct (LIFD) et de l’article 6 de la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID) n’entre pas dans le champ d’application de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune pour deux motifs principaux.
    1. Une personne imposée d’après la dépense en Suisse paie ses impôts, comme le nom de cette forme d’imposition l’indique, non pas sur un montant déterminé par rapport à la valeur locative de son bien immobilier, mais sur la base de ses dépenses et de celles de sa famille. Les articles 14 LIFD et 6 LHID prévoient expressément que l’impôt calculé sur ces dépenses ne doit pas être inférieur aux impôts calculés d’après le barème ordinaire sur l’ensemble des éléments suivants :
    1. La fortune immobilière sise en Suisse et les revenus qui en proviennent
    2. Les objets mobiliers se trouvant en Suisse et les revenus qui en proviennent
    3. Les capitaux mobiliers placés en Suisse, y compris les créances garanties par gage immobilier et les revenus qui en proviennent
    4. Les droits d’auteur et autres droits analogues exploités en Suisse et les revenus qui en proviennent
    5. Les retraites, rentes et pension de source suisse
    6. Les revenus pour lesquels le contribuable requiert un dégrèvement partiel ou total d’impôts étrangers en application d’une convention conclue par la Suisse en vue d’éviter les doubles impositions

    On appelle la comparaison entre l’impôt calculé sur la dépense et celui calculé sur les éléments mentionnés aux lettres a à f ci-dessus le calcul de contrôle. Le contribuable paie le montant d’impôts le plus élevé des deux.

     

    C’est uniquement dans son Ordonnance du 15 mars 1993 sur l’imposition d’après la dépense en matière d’impôt fédéral direct que le Conseil fédéral stipule que le montant des dépenses ne doit pas être inférieur au quintuple du loyer ou de la valeur locative du logement occupé par le contribuable. La révision des articles 14 LIFD et 6 LHID qui rentrera en vigueur le 1er janvier 2014 reprend exactement le même système sous réserve que le seuil minimum des dépenses sera fixé au septuple de la valeur locative et du loyer, et non plus au quintuple et qu’il appartiendra aux cantons de déterminer comment l’impôt d’après la dépense couvre l’impôt sur la fortune. Par conséquent, il résulte clairement de ce qui précède que le contribuable imposé d’après la dépense en Suisse ne l’est pas sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’il possède en Suisse. La valeur locative du bien loué ou acheté entre en considération uniquement pour déterminer le montant planché des dépenses. De plus, en vertu du nouveau droit, la fortune du contribuable devra être prise en considération.

     

    1. Même si, de manière tout à fait erronée, les autorités fiscales françaises devaient soutenir que le simple fait que la notion de valeur locative entre en ligne de compte pour la détermination du seuil minimum des dépenses fait que l’article 4 par. 6 lit. b s’applique à l’imposition d’après la dépense, il sied de mentionner que cette disposition exclut du champ de l’application de la convention uniquement une personne physique qui n’est imposable « que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative ». Or, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, une personne imposée d’après la dépense en Suisse n’est pas imposée « que » sur ses dépenses dont le montant minimum est déterminé par la valeur locative du bien loué ou acheté, mais également sur tous les éléments entrant en considération pour le calcul de contrôle et, dès le 1er janvier 2014, également sur sa fortune.

     

    Il résulte de ce qui précède qu’une étude littérale et téléologique de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune démontre que cette disposition ne vise pas les personnes imposées d’après la dépense en Suisse.

    1. Cette interprétation de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune est confirmée par une analyse historique de cette disposition. Il importe d’avoir à l’esprit que depuis plusieurs décennies la législation française prévoit que les personnes qui n’ont pas leur domicile fiscal en France, mais qui y sont propriétaires d’une ou de plusieurs habitations, sont assujetties à l’impôt sur le revenu sur une base égale à un certain nombre de fois la valeur locative réelle de cette ou de ces habitations à moins que les revenus de source française des intéressées ne soient supérieurs à cette base. Cette règle figure actuellement à l’article 164C al. 1 du Code général des impôts français. Il s’agit de l’imposition de manière forfaitaire en France d’une personne non domiciliée en France qui est propriétaire d’un bien immobilier.

    Or, le Protocole final (Ad art. 2 par. 4) de la Convention du 31 décembre 1953 en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune qui a été remplacé par la CDI revenu/fortune de 1966, tout en acceptant ce système, le subordonnait aux conditions suivantes :

     

    • La base d’imposition retenue pour l’impôt forfaitaire ne pouvait dépasser une somme égale à cinq fois la valeur locative de l’habitation ou des habitations dont le contribuable disposait dans l’Etat considéré, ni excéder la moitié du revenu global de l’intéressé ;
    • L’impôt forfaitaire devait être calculé dans la mesure du séjour effectif et ne pouvait être perçu que si ce séjour avait duré au moins 90 jours, soit en une période continue, soit par périodes successives ;
    • L’Etat qui prélevait l’impôt forfaitaire renonçait par la même à imposer les revenus de l’intéressé à un autre titre.

     

    Comme l’écrit le Conseil fédéral dans son Message du 18 octobre 1966 relatif à la CDI revenu/fortune[3], la France était mécontente des conditions figurant dans le Protocole final (Ad art. 2 par. 4) de la convention de 1953 mentionnée ci-dessus. C’est pourquoi la délégation française proposait soit de biffer les limitations précitées, soit de renoncer à toute imposition au titre d’une résidence secondaire. Cette dernière solution ayant été retenue, le Conseil fédéral écrit que « pour donner suite au vœu exprimé par la délégation française, il a été expressément précisé que ne peuvent être considérés comme résidents au sens de la convention et, par voie de conséquence, ne peuvent prétendre aux avantages de la convention réservés aux résidents (p. ex. réduction des impôts à la source de l’autre Etat) :

     

    • […]
    • Les personnes physiques qui ne sont soumises qu’à un impôt calculé forfaitairement sur une base égale à cinq fois la valeur locative de leur habitation »[4]

     

    Par conséquent, il résulte clairement d’une interprétation historique de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune que les personnes visées par cette disposition n’étaient absolument pas les contribuables imposés d’après la dépense en Suisse auxquels il n’est jamais fait allusion dans le message du Conseil fédéral, mais bien les personnes domiciliées en Suisse, propriétaires d’une résidence secondaire en France, imposées dans ce pays de manière forfaitaire sur la base de la valeur locative de leur propriété.

    Dans ces conditions, on peut légitimement se demander pourquoi les autorités fiscales helvétiques ont accepté dans le cadre de la procédure à l’amiable le système du « forfait majoré ». Quelle que soit la réponse à cette question, il résulte de ce qui précède que si la Suisse accepte la résiliation unilatérale de cet accord, il y a lieu d’appliquer à la lettre l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune qui ne concerne absolument pas les personnes imposées d’après la dépense en Suisse. Par conséquent, il en résulte qu’un contribuable bénéficiant de cette forme d’imposition bénéficierait de la convention de double imposition franco-suisse même s’il ne paie pas un « forfait majoré ».

  •  

     

     

    1. La décision des autorités fiscales françaises vue sous l’angle français
    1. De la validité juridique de la décision de l’Administration fiscale française

    L’administration fiscale française prétend refuser aux personnes domiciliées fiscalement en Suisse, qui sont imposées selon le système de la dépense, le bénéfice de la convention fiscale conclue entre les deux pays à compter du 1er janvier 2013.

    Ladite administration semble vouloir considérer que la dénonciation unilatérale de l’accord amiable ayant conduit à la mise en place de la pratique dite du « forfait majoré » constitue un fondement juridique suffisant pour priver les contribuables concernés du droit de se prévaloir des dispositions de la convention franco-suisse.

    On se gardera ici de porter un jugement de valeur sur le procédé, même s’il faut bien constater que la dénonciation a pris de court tant les autorités fiscales suisses que les professionnels français de la fiscalité auxquels il a été répété tout au long du dernier trimestre de 2012 que l’omission de la doctrine sur le « forfait majoré » dans le BOFIP allait être réparée.

    Seul le droit importe et, sur ce plan, il nous semble difficile de placer trop d’espoir dans l’argument selon lequel les autorités fiscales françaises ne pouvaient pas dénoncer l’accord amiable sur les personnes imposées d’après la dépense sans avoir préalablement obtenu le consentement des autorités suisses.

    En effet, dans l’ordre juridique interne français cet accord n’a été formalisé que par une instruction de l’administration fiscale.

    Publiée au bulletin officiel des impôts, puis intégrée à la documentation de base, la solution concernant le forfait majoré était invocable par les contribuables devant le juge en vertu des dispositions de l’article L80 A du Livre des Procédures Fiscales (LPF) français.

    Ainsi, sur un plan pratique, le mode de formalisation de l’accord amiable retenu par les autorités françaises offrait des garanties juridiques satisfaisantes aux contribuables concernés.

    A ceci près que l’administration fiscale française peut, à tout moment, retirer une doctrine favorable au contribuable, ce qu’elle a fait en ne reprenant pas la doctrine sur le « forfait majoré » dans le BOFIP. L’administration fiscale française peut donc se prévaloir du parallélisme des formes. Elle pouvait légitimement rapporter par voie d’instruction fiscale ce qu’elle avait accordé par la même voie.

    L’accord amiable entre les autorités fiscales françaises et suisses n’ayant pas été intégré à la convention fiscale, on ne peut valablement défendre l’idée que la dénonciation aurait dû suivre la voie diplomatique.

    A défaut, serait-il possible d’invoquer les commentaires de la Convention Modèle OCDE pour contester la dénonciation unilatérale de l’accord amiable par la France ?

    Ces commentaires peuvent effectivement guider le juge français dans l’interprétation des conventions fiscales.

    Néanmoins, assez logiquement, le Conseil d’Etat s’en tient aux commentaires en vigueur à la date de la signature de la convention à interpréter. C’est ainsi qu’il a jugé que la CDI revenu/fortune doit être interprétée à la lumière des commentaires OCDE de 1963 (CE 27 juillet 2001, n°215124, 9è et 10è s.-s., SA Golay Buchel France).

    Or, les commentaires de l’article 25 de la Convention Modèle de 1963 relatif aux accords amiables entre autorités compétentes ne comportent pas la précision rajoutée en 1977 selon laquelle « les accords amiables réglant des difficultés générales d’interprétation ou d’application lient les administrations aussi longtemps que les autorités compétentes ne conviennent pas de modifier ou d’abroger l’accord amiable ».

    C’est pourquoi, il nous paraît peu probable que le juge de l’impôt français avalise la thèse de l’illégalité de la dénonciation unilatérale.

    1. Du contenu de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune

    Aux termes de l’article 4 par. 1 de la CDI revenu/fortune, l’expression résident d’un Etat contractant désigne « toute personne qui, en vertu de la législation dudit Etat, est assujettie à l’impôt dans cet Etat en raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue ».

    Le paragraphe 6 lit. b prévoit l’exception citée dans l’introduction (I).

     

    L’exclusion énoncée par l’article 4 par. 6 lit. b de la convention franco-suisse ne trouve à s’appliquer que lorsque deux conditions cumulatives sont réunies :

    • le contribuable personne physique est imposé sur une base forfaitaire ;
    • et la base d’imposition forfaitaire est constituée par la valeur locative de la ou des résidences qu’il possède.

     

    Le régime d’imposition selon la dépense institué par l’Ordonnance du 15 mars 1993 sur l’imposition d’après la dépense en matière d’impôt fédéral direct, ne répond pas, à l’évidence, à la seconde condition posée par l’exclusion.

    En effet, selon l’article 1er de cette ordonnance

    « L’impôt sur la dépense est calculé en fonction des frais annuels occasionnés, pendant la période de taxation, par le train de vie du contribuable et des personnes à sa charge vivant en Suisse. Il se fonde au minimum pour les contribuables chefs de ménage sur un montant égal au quintuple du loyer du contribuable ou au quintuple de la valeur locative du logement qu’il occupe s’il est propriétaire ;

    "si des revenus provenant d'un Etat ne sont exonérés des impôts de cet Etat que si la Suisse impose ces revenus seuls ou avec d'autres revenus au taux du revenu total, le contribuable doit acquitter l'impôt non seulement sur les revenus mentionnés à l'article 14, 3ème alinéa de la loi fédérale sur l'impôt fédéral direct mais aussi sur tous les éléments du revenu provenant de l'Etat-source et qui ont été attribués à la Suisse en vertu de la convention correspondante de double imposition"»

    Ainsi, l’assiette d’imposition déterminée dans ce cadre repose sur l’évaluation de dépenses de vie courante qui doivent être retenues pour un montant qui ne peut être inférieur à cinq fois la valeur locative du logement occupé, mais qui n’est pas déterminé à partir de la seule valeur locative de ce logement. La référence à la valeur locative ne constitue, s’agissant de l’imposition selon la dépense, qu’un plancher en deçà duquel ne peut être fixée la base d’imposition.

    Ce plancher n’est d’ailleurs pas le seul, il s’applique de manière alternative. En effet, l’assiette d’imposition déterminée selon les dépenses ne peut être inférieure :

    • ni à cinq fois la valeur locative du logement ;
    • ni, si ce dernier montant est supérieur, à l’assiette déterminée à l’occasion du « calcul de contrôle ».

     

    L’assiette déterminée lors de ce calcul de contrôle comprend :

    • d’une part, les revenus pour lesquels le contribuable requiert un dégrèvement total ou partiel d’impôt étranger, c'est-à-dire en pratique, les revenus à raison desquels le contribuable demande à bénéficier d’une réduction d’un taux de prélèvement sur des flux perçus l’étranger en provenance d’un Etat ayant conclu une convention avec la France ;
    • et, d’autre part les revenus de source étrangère qui ne sont exonérés par l’Etat de leur source qu’à la condition qu’ils soient imposés pour leur montant total en Confédération Helvétique.

    L’exclusion visée à l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune semble plutôt correspondre à la situation des contribuables imposés en France sur le fondement des dispositions de l’article 164 C du Code Général des Impôts (ex article 164 du CGI).

    En effet, selon ces dispositions dans leur rédaction en vigueur en 1966 :

    «2. En ce qui concerne les contribuables, de nationalité française ou étrangère, n’ayant pas leur domicile réel en France mais y possédant une ou plusieurs résidences, le revenu imposable est fixé à une somme égale à cinq fois la valeur locative de la ou des résidences qu’ils possèdent en France, […] »

    Par ailleurs, lorsque la France et la Suisse ont négocié la convention de 1966, elles s’en sont tenues à la rédaction de l’article 4 de la convention  Modèle OCDE de 1963 à savoir :

    « Au sens de la présente Convention, l’expression « résident d’un Etat contractant » désigne toute personne qui, en vertu de la législation dudit Etat, est assujettie à l’impôt dans cet Etat à raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue. »

    Or, les commentaires particuliers formulés par le Comité Fiscal de l’OCDE sous l’article 4 par. 1 énoncent seulement que « n’est pas considérée comme « résident d’un Etat contractant » au sens de la convention la personne physique  qui, bien que non domiciliée dans cet Etat est regardée comme résident par la législation nationale, et n’est soumise qu’à une imposition limitée ne frappant que les revenus dont la source est située dans ce pays »

    Les commentaires de la Convention Modèle OCDE de 1963 précisent également que :

    « Le paragraphe 1 définit l’expression « résident d’un Etat contractant » […] Pour les personnes physiques, la définition tend à couvrir les diverses formes de liens personnels envers un Etat qui, dans les législations fiscales nationales, déterminent un assujettissement plus complet à l’impôt (assujettissement intégral). Par contre, n’est pas considérée comme « résident d’un Etat contractant » au sens de la convention, la personne physique qui, bien que non domiciliée dans cet Etat, est regardée comme résident par la législation nationale, et n’est soumises qu’à une imposition limitée de frappant que les revenus dont la source est située dans cet Etat. »

    Il n’est pas contestable que les personnes imposées sur la dépense en Suisse le sont en considération de liens personnels qui conduisent les autorités suisses à les regarder comme domiciliées dans le pays au regard de l’impôt.

    En effet, un contribuable ne peut bénéficier de ce régime d’imposition que s’il a pris domicile en Suisse avec l’intention d’y demeurer durablement. Dans les faits, les contribuables concernés disposent d’un logement en Suisse où ils résident habituellement avec leur famille.

    Or, le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de rappeler à différentes reprises (CE 24 mai 2006 n° 280942, Ministre c/ Martinelli : RJF 8-9/06 n° 1080, conclusions E. Glaser BDCF 8-9/06 n° 108 et CE 24 janvier 2011 n° 316457, Moghadam : RJF 4/11 n° 490), et dernièrement à l’occasion d’un arrêt du 27 juillet 2012 (n° 337656 et 337810, 9e et 10e s.-s., min. c/ Regazzacci) que la notion de « résident d’un Etat contractant » doit, dans le cadre d’une convention bilatérale, être comprise comme le fait pour l’intéressé d’être assujetti à l’impôt dans cet Etat en raison de liens personnels suffisamment étroits pour justifier qu’il soit considéré comme y ayant élu son domicile fiscal.

    A la lumière de cette position constante du juge français, on voit difficilement comment l’administration fiscale française pourrait prétendre refuser aux personnes imposées sur la dépense l’accès à la convention au motif qu’ils ne seraient pas des résidents d’un Etat contractant au sens de l’article 4 de la convention.

    Enfin, il ne nous paraît pas davantage possible d’adhérer à la thèse selon laquelle la pratique du « forfait majoré » traduirait une convergence de vue entre autorités suisses et françaises sur l’application des dispositions de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune aux personnes imposées sur la dépense.

    En effet, la circulaire du 29 février 1968 citée ci-dessus (I) émanant de l’administration fédérale des contributions, (qui était annexée à la documentation administrative publiée par l’administration française en 1972), fait au contraire  état d’une profonde divergence de vue, la délégation française estimant que devait être exclu du bénéfice de la convention toute personne n’étant pas imposé sur ses revenus mondiaux réels en Suisse.

     

    On remarquera que la position française n’était pas d’exclure l’ensemble des personnes imposées selon la dépense du bénéfice de la convention.  D’après les termes de la circulaire précitée du 29 février 1968, du côté français, « on considérait exclues les personnes dont la base imposable ne comprenait pas les revenus visés par les dispositions de l’article 18 bis 2ème alinea a. à f.».

    La Suisse estimait pour sa part, faisant une lecture littérale de la convention, que ne pouvaient être exclues que « les personnes imposées sur un multiple de la valeur locative de leur habitation ou d’un prix de pension, à l’exclusion de toute personne taxée sur une base supérieure, que celle-ci corresponde au train de vie du contribuable ou à la somme des différents éléments du revenu mentionnés à l’article 18 bis Ain ».

    Cette circulaire mentionne également que « la délégation française a reconnu, par souci de conciliation, le bien-fondé de la thèse soutenue par les représentants suisses, à condition qu’il n’en résulte pas d’abus au plan cantonale et communal ».

    La délégation française aurait donc reconnu le principe selon lequel les contribuables imposés en Suisse selon la dépense ne sont pas exclus du bénéfice de la convention. Comment pouvait-il, d’ailleurs, en être autrement, la France ayant négligé, lors des négociations préalables à la signature de la convention de 1966, d’exclure du champ de la convention les personnes imposées au forfait en Suisse.  

    1. Conclusion

    S’il subsiste une divergence d’analyse sur la validité de la procédure suivie par la France pour dénoncer l’accord amiable relatif aux forfaitaires, force est de constater que les points de vue exprimés par les auteurs sur la question de fond de l’accès à la convention fiscale du 9 septembre 1966 des personnes imposées sur la dépense en Suisse.

    De part et d’autre de la frontière, on ne trouve pas de base légale pour justifier le refus de la France d’octroyer à cette catégorie de contribuables les avantages de ladite convention.

    La décision de la France crée une situation inédite.

    D’une part, les autorités suisses seront incitées à ne pas modifier leur politique à l’égard des personnes imposées à la dépense sur la base d’un forfait majoré, auxquelles elles continueront à délivrer les formulaires conventionnels.

    D’autre part, les personnes imposées sur la base d’un forfait simple (non majoré) pourraient légitimement revendiquer, dès les revenus de 2012, les avantages de la convention.

    Il y a tout lieu de penser les juridictions françaises déjugeront la position de la France concernant les forfaitaires, comme elles l’ont fait récemment à propos des personnes imposées selon le régime de la « remittance basis » au Royaume-Uni.

    L’administration fiscale française court ainsi le risque, à ne pas entamer des négociations en bonne et due forme en vue d’une révision de la convention, que le budget de l’Etat français finisse par subir un préjudice plus important que les avantages attendus de la dénonciation.



    [1] Daniel de Vries Reilingh, Manuel de droit fiscal international, p. 269

    [2] Ch. 54 ad art. 25

    [3] FF 1966, p. 598

    [4] FF 1966, p. 602